Rebatet Lucien Romain - Les épis mûrs


Auteur : Rebatet Lucien Romain (François Vinteuil - François Vinneuil)
Ouvrage : Les épis mûrs
Année : 1953

Lien de téléchargement : Rebatet_Lucien_Romain_-_Les_epis_murs.zip

L'appartement des Tarare était au second étage, rue de Richelieu, dans la même maison que leur chapellerie. Mme Tarare, devant son buffet Henri II, comptait les assiettes du service de Limoges. Quarante-cinq, quarante-six : il en manquait une. Augustine, la bonne, recommençait à casser. C'était bien la peine de l'avoir mise le mois dernier et à trente-cinq francs au lieu de trente. Une légère crispation passait sur le visage un peu fade, assez étiolé, d'ancienne blondinette : Mme Tarare ressentait de nouveau cet élancement désagréable, au-dessus de l'aine gauche, la place de cet ovaire qui se congestionnait depuis sa fausse couche de 1897, et la faisait perdre durant des douze et quinze jours un mois sur deux. Dans le salon voisin, dont la double porte était entrouverte, perché sur le tabouret du piano droit en faux ébène, le petit Pierre tapotait doucement le clavier. Un pas d'homme lourd craqua dans le corridor. M. Tarare venait de rentrer. - Tu es là, Emilienne ? - Tu le vois bien. M. Tarare tira une chaise et s'assit assez pesamment, un coude sur la table. Bien qu'il fût de taille très moyenne, à cause de sa carrure et de sa grosse face presque piriforme, aux moustaches roulées, sa femme paraissait encore plus petite et menue près de lui. Il semblait flasque et bourru. Il roula une cigarette. - Je suis allé chez le proviseur dit-il. - Alors ? - Alors ? Tu as encore besoin d'explications ? Tu ne te rappelles pas ce que je t'ai dit hier matin, quand j'ai reçu ce mot ? - Si, mais enfin. - Il n'y a pas d'enfin. Ou plutôt, il y en a un bien clair. - Ils le renvoient ? - Ils ne renvoient pas, mais c'est tout comme. - Qu'est-ce que le proviseur t'a dit, exactement ? - Ce que disent tous les bulletins : de la bonne volonté mais aucun progrès. Cet enfant n'a pas intérêt à poursuivre ses études secondaires. Il a encore perdu des places dans toutes les matières, sauf l'anglais, depuis Noël. Dans ces conditions il ne peut pas entrer en seconde au mois d'octobre. Il lui faudra redoubler sa troisième, à près de seize ans. - Sa troisième ? Mais alors, pour le bachot... - Pour le bachot ! Tu en es encore là, ma pauvre Émilienne ! M. Tarare ironisait à grand bruit devant l'épouse. Mais il ruminait son humiliation. Il avait eu lui-même la naïveté de s'exclamer chez le proviseur : « Et la limite d'âge des grands concours ? » Quel sourire du pédagogue ! « Les grands concours, cher Monsieur Tarare ? Mais Julien n'a pas une chance sur mille de décrocher, tôt ou tard, seulement la première partie de son baccalauréat. » - Le bachot ! Ah ! là là ! Julien est un cancre paisible, un point c'est tout. J'ai rencontré son professeur de maths, le père Rouvre, celui que j'étais allé voir à la rentrée, et qui est venu acheter un cronstadt à la Toussaint. Il est formel : c'est chez lui que Julien se montre le plus nul, bouché à l'émeri... Le proviseur ne m'a pas caché non plus que les classes sont bourrées, que tout le temps que les maîtres perdent pour les mauvais élèves est aussi perdu pour les bons. Bref, si je tiens absolument à ce que Julien continue, le proviseur, bien entendu, s'inclinera, Julien n'est pas une brebis galeuse. Mais voilà son avis : « Mettez le donc plutôt dans une bonne école commerciale. » M. Tarare haussa violemment ses épaules de gros homme. Y avait-il besoin d'école pour apprendre le commerce ! C'était justement pour que son aîné ne fut pas commerçant, boutiquier, qu'il l'avait envoyé au lycée Condorcet, trois ans et demi auparavant : « Tu n'es pas en retard. Tâche de mordre aux maths, c'est l'avenir. Il suffit de mordre dès le début, après tout s'enchaîne. Si tu passes le pont aux ânes, tu peux, à dix-huit ans, te présenter à l'X, ou aux Mines ; ou encore à Centrale, mais c'est beaucoup moins brillant pour la suite. » Heureuse époque, où le père de Julien dédaignait Centrale. - Et maintenant, dit sa femme, as-tu décidé quelque chose ? - Je le prends au magasin lundi prochain. Je ne veux pas me ridiculiser plus longtemps. Il commencera par faire les courses comme je les ai faites. Si ça lui déplaît, qu'il s'en prenne à luimême. - Ne crois-tu pas qu'il est encore bien jeune, si enfant, pour qu'on sache déjà ce qu'il peut donner ? Si tu le laissais encore un an au lycée... - Non, c'est inutile. Un ratage. N'en parlons plus. Le chapelier continuait à secouer la tête, la moustache désabusée. Il se revoyait trop bien, tellement semblable à son fils, vers le même âge, sur les bancs de l'école primaire supérieure, la cervelle aussi opaque devant ces fameux textes, vers ou prose, trésors, parait-il, de la littérature française, que devant les formules algébriques, les cercles et les barres de la géométrie. Des kyrielles de mots pompeux ou bizarres, de lettres, de signes, de figures, qui ne répondaient à aucune réalité, à aucune nécessité, aucun deux et deux font quatre, aucun souvenir. Le garçon était comme lui, d'ossature lourde, de mâchoire épaisse, promettant même d'être plus fort, le dépassant à moins de seize ans de plusieurs centimètres. Et déjà des mollets noirs de poils, un paquet de couille comme les poings, sûrement des envies et des besoins de plus en plus fréquents de ce côté-là. Un enfant ? Ah ! ouiche ! voilà bien les idées de mères. Mais si M. Tarare n'avait jamais relu une ligne de littérature, l'admiration de la science lui était venue avec la maturité. La science illuminerait le nouveau siècle, bien plus encore que l'ancien, pour la confusion des réactionnaires, boulangistes, cabotins, antidreyfusards. M. Tarare la cultivait par le truchement de plusieurs revues illustrées auxquelles il était abonné. Il suivait dans leurs conquêtes les applications de la chimie, de la mécanique et de l'électricité : « Et tout ça sort des a + b ! » Aucun mot ne remplissait mieux sa bouche que celui de « mathématiques ». Quand il le prononçait devant un pont métallique, une nouvelle locomotive, la photographie d'un submersible, il se sentait soulevé très au-dessus du badaud vulgaire. Et non moins que le progrès, la fortune était du côté de la science. Un polytechnicien sorti de la botte pouvait épouser à trente ans une héritière du Creusot, de Fives-Lille, de la Marine-et-Homécourt. M. Tarare ne connaissait pas de plus admirable histoire que celle d'Évariste Gallois et il l'avait cent fois racontée : « Ce garçon avait vingt et un ans quand il fut tué en duel. La veille de ce duel, il avait rédigé son testament, trois pages de formules. Eh bien, toutes les mathématiques modernes sortent de là. » En dépit de plusieurs tentatives, à vrai dire peu opiniâtres, les magiques équations n'avaient cependant révélé à cet amateur aucun de leurs secrets, même du premier degré. « A mon âge c'est fini, j'ai mal pris le départ. » Mais cet abruti de Julien l'avait pris encore plus mal. ...

You might also like

Aubert Edouard - La vallée d'Aoste

Auteur : Aubert Edouard Ouvrage : La vallée d'Aoste Année : 1860 Lien de téléchargement :...

Lire la suite

Dessailly Léonard - Authenticité du grand testament de Saint-Rémi

Auteur : Dessailly Léonard Ouvrage : Authenticité du grand testament de Saint-Rémi Année : 1878...

Lire la suite

Adam Charles - Vie et oeuvres de Descartes

Auteur : Adam Charles Ouvrage : Vie et oeuvres de Descartes Année : 1910 Lien de téléchargement :...

Lire la suite

Guéguen Nicolas - Psychologie de la manipulation et de la soumission

Auteur : Guéguen Nicolas Ouvrage : Psychologie de la manipulation et de la soumission Année : 2002...

Lire la suite

Descartes René - La dioptrique

Auteur : Descartes René Ouvrage : La dioptrique Année : 1637 Lien de téléchargement :...

Lire la suite

Demolins Edmond - Histoire de France Tome 4

Auteur : Demolins Edmond Ouvrage : Histoire de France Tome 3 La révolution et les monarchies...

Lire la suite

Demolins Edmond - Histoire de France Tome 3

Auteur : Demolins Edmond Ouvrage : Histoire de France Tome 3 La monarchie moderne Année : 1880 Lien...

Lire la suite

Demolins Edmond - Histoire de France Tome 2

Auteur : Demolins Edmond Ouvrage : Histoire de France Tome 2 La monarchie féodale Année : 1879 Lien...

Lire la suite

Demolins Edmond - Comment la route crée le type social

Auteur : Demolins Edmond Ouvrage : Comment la route crée le type social Année : 1901 Lien de...

Lire la suite

Demolins Edmond - Aux ouvriers et aux paysans

Auteur : Demolins Edmond Ouvrage : Aux ouvriers et aux paysans Année : 1874 Lien de téléchargement...

Lire la suite




Histoire Ebook
HISTOIRE EBOOK
Recension d'ouvrages rares et interdits